Ce qui est important chez Jacques Villeglé et qui reste une constante, c’est la prise de conscience du choix. Jacques Villeglé n’a jamais cessé de faire des choix ; déjà avec les affiches lacérées une sélection était opérée. La sculpture permet ces choix, l’artiste reste le metteur en scène de son œuvre. « […] J’ai fait mes choix à contre-courant de mon éducation, de mes goûts personnels. Penser contre soi-même, c’est aller à l’encontre des méthodes par une exigence philosophique, pour se garantir contre l’habitude, contre le dogmatisme, au risque d’une perte d’identité, par l’éparpillement […]. »
Historiquement, il y a, nous l’avons vu, l’acte premier, fondateur indiscutablement : Fils d’acier, Chaussée des Corsaires de 1947, mais il se trouve également que Jacques Villeglé a une formation d’architecte et cette formation ne doit pas être ignorée dans cette étape nouvelle qu’est la création de sculptures.
La sculpture permet un nouveau répertoire expressif. Elle permet de ne pas s’enfermer. « […] Je ne voulais m’enfermer dans aucune définition ; les définitions sont des bastions et les bastions ne sont plaisants que lorsque, comme les vieilles pubs rongées par les intempéries, ils tombent en ruines et s’estompent dans le paysage […]. »
Jacques Villeglé est en marche, l’œil toujours en avant. Il n’est pas en retrait du monde mais dans la participation. Parce qu’il n’est jamais immobile, parce qu’il ne cesse jamais de chercher, parce que l’homme et son œuvre dialoguent et interrogent le monde.
L’œuvre de Jacques Villeglé ouvre le regard, prend en compte les mutations de son temps, s’inscrit dans cette réalité. C’est la curiosité qui est le moteur principal, elle est permanente. Comme pour l’affiche lacérée, l’artiste est dans l’attente ardente de la surprise, du désir insatiable de la découverte. La sculpture ne fait pas exception. Elle s’inscrit dans cette volonté particulière de coller à son époque.
Mais surtout, la sculpture prolonge une réflexion ininterrompue et sans cesse renouvelée avec le signe. Il dit lui-même parlant de son œuvre et de l’alphabet socio-politique : « Je me suis plutôt comporté comme un dessinateur encyclopédiste qui compose des planches illustrées pour porter à la connaissance du public une nouvelle écriture. »
La sculpture est-elle une mise en avant de son alphabet ? Elle permet en tout cas de le rendre perceptible, de le faire connaître différemment, elle marque un affichage.
Elle autorise un deuxième regard sur cet alphabet, c’est une façon de le pointer. C’est une mise en représentation du travail écrit et plus exactement un changement de point de vue. Mettre en volume l’alphabet socio-politique est une manière de le prendre comme sujet, peut-être de lui donner une valeur différente.
Mais c’est surtout une prolongation de son travail, il interroge plus en avant les signes, les questionne. La sculpture est une nouvelle manière de signifier mais n’est pas une représentation de son alphabet. C’est la présentation d’une création qui évolue. Les sculptures sont dans la logique même de cette déclinaison.
Les sculptures imposent la présence des signes et prolongent leur consistance. Jacques Villeglé décide de montrer, de donner à voir en volume et donc de faire évoluer la perception que nous pourrions en avoir.
En effet, le passage de l’écrit à la sculpture place le spectateur dans une attitude différente. Les sculptures deviennent des œuvres à percevoir et non à lire. On sort du déchiffrage, on oublie le sens premier pour une perception globale de l’œuvre. Le spectateur est dans la perception, la réflexion plutôt que la lecture ou le décryptage des caractères socio-politiques. On s’éloigne du langage pour revenir au signe. Jacques Villeglé « s’échappe » du langage (tout en lui donnant un espace), ce qui semble paradoxal pour un artiste qui a construit l’ensemble de son travail sur les lettres et les signes. Peut-être se met-il à distance de leur sens pour se saisir plus directement de leur pouvoir visuel ? La sculpture permet en effet un affrontement visuel encore plus marquant des symboles. Elle déplace le regard que nous avons sur eux.
[…] « Villeglé nous confronte à une forte épreuve de la vision, bien plus que de la lecture ».
Comme avec l’affiche lacérée, Jacques Villeglé conçoit mentalement sa sculpture, il la dessine. Il semble que toute son énergie passe actuellement dans le dessin.
« Pour moi, ce travail est vraiment dans la continuité des graphismes socio-politiques, d’une part à travers la persistance des sujets (notamment avec le Sator. Le premier que j’ai répertorié date de 1989), d’autre part, parce que c’est un travail de dessinateur. […] ». Valérie Villeglé raconte également que dans leur jeunesse Raymond Hains aimait beaucoup voir son père dessiner…
Alors, Jacques Villeglé, sculpteur ? Non, Jacques Villeglé dessinateur qui fait de la sculpture. Ou plus exactement qui « fait faire ». Car l’artiste ne sculpte pas, il ne se confronte pas à la matière. Il la maintient à distance, il fait, comme le dit Jean-Pierre Huguet, de la sculpture « sans y toucher ».
Jacques Villeglé dessine dans l’espace.
Il n’y a donc pas de rupture dans son travail, pas même de paradoxe à trouver vis-à-vis des affiches lacérées ou de l’appropriation nouveau réaliste.
Il y a simplement le regard très précis de celui qui ne cesse d’observer. Il y a l’homme et l’artiste, attentifs au monde et à son évolution, à tout ce qui surprend, qui évolue.
« Un artiste se trouve comme tous devant un monde complexe. Son œuvre doit répondre à ce monde et l’artiste qui veut répondre aux interrogations de son époque doit concilier dans l’œuvre qu’il fera toutes ses contradictions personnelles : ramasser des affiches lacérées est absolument contraire à dessiner. Ramasser des affiches lacérées qui sont colorées est à l’opposé de concevoir des sculptures où il peut y avoir des nuances de matières qui, dans l’œuvre que j’ai faite jusqu’à maintenant, sont plutôt restreintes.
La culture surréaliste et celle des Constructivistes/Futuristes étaient celles des années 20. Donc, en tant qu’artiste, je devais faire quelque chose qui devait se différencier de la culture de ma jeunesse. Mais, je savais qu’une œuvre ne pouvait être vivante que si j’étais capable, dans celle que je concevais, d’y mettre des mondes contraires. »